Eugène et moi

  

Jean Brouillet

 

Eugène et moi

 

Rêveries pouliguennaises

 

Conte

 

Illustrations de l’auteur

publié sur ce site en 8 épisodes




 

Avertissement

Sans exception, les croquis et les aquarelles reproduits dans ce conte lui ont préexisté, le pinceau de l’auteur ayant inspiré sa plume.

 *****EPISODE 6 ****

 Jeudi 11 juillet

 

Eugène a souhaité découvrir la galerie Hasy où sont conservés mes autoportraits et mes vues du Pouliguen ‘’à la manière de’’.

Au passage nous visitons l’église saint Nicolas, fière de grand orgue flambant neuf.

 

 

Surprise !

Une dizaine d’autoportraits que Thierry avait pourtant protégés, au fond de grands tiroirs spécialement aménagés, sont floutés.

Uniquement ceux inspirés des artistes dont je n’ai pas figuré une vue du Pouliguen à leur manière : Edward Hopper, Paul Cézanne, Francis Bacon, Egon Schiele et Léonard de Vinci, par exemple

 





Seuls demeurent intacts les artistes titulaires d’une vue et d’un autoportrait.

Ainsi Paul Signac.

 



Ou Bernard Buffet

 



Dans un sourire malicieux, Eugène suggère une explication attribuée à la vexation de n'avoir pas été sélectionné pour les vues du Pouliguen.

« Je vais leur demander- dit-il.


- Dis leur que je ne disposais d’aucune de vue d’un port quelconque émanant de l’un d’eux et dont j’aurais pu m’inspirer. Au moins, Signac et Buffet ont peint Collioure et La Rochelle.

- Mais c’était à toi d'imaginer les vues du Pouliguen qu'auraient produit Hopper, Cézanne, Léonard, Schiele, Dubuffet et tous les autres. Tu es un artiste bon sang ! »

 

***

Dans l’après-midi, je tente une vue du port telle qu’Egon Schiele l’aurait peut-être conçue et, dans la soirée, Thierry m’apprend, par téléphone, que l’autoportrait a retrouvé ses couleurs.

 


« Continuez pour tout le monde ! M’enjoint Thierry. »

 

                   Vendredi matin : Hopper                    


   Vendredi après-midi : Cézanne

***

Les autres attendront lundi, après Quai des Voiles.


 

Episode 5

Mercredi 10 juillet

Quoi de mieux, pour recouvrer ses esprits, qu’une séance d’aquarelle sur la côte sauvage ?

’La grande côte’’, en langage pouliguennais.

Sac à dos, couleurs, pinceaux, chiffons propres, bouteille d’eau et bloc canson, mon atelier est prêt, sans oublier le Borsalino.

Direction ‘’Pierre-Plate’’.

***

Tout est bien en place, sur ma route.

Le vieux pont, le quai Jules Sandeau, Angelina, Tailly-ho, Nérée, Petit Maxime, Guenrouët, Bouloute, Poulligwen et, enfin, La Revanche, parfaitement alignés. Voiliers de tradition et bateaux de pêche, en alternance.

Le  manège est bien là, devant le petit bassin, et le phare, au bout de sa jetée.

Comme ce paysage familier est rassurant !

 

 

Presque familier aussi, le grand brick qui embouque le chenal, de retour, probablement, pour Quai des Voiles.

Quai des voiles !… Un beau projet porté par l’association ‘’A bord d’Angélina’’.

Une dizaine de vieux gréements venus de Pornic, de La Turballe et du Croisic sont attendus samedi et dimanche au Pouliguen où des ateliers de matelotage, de tatouage éphémère et d’aquarelle ainsi que des chants de marin, et même un bagad, animeront le quai.

 


Avant la grande côte, me voici avenue François Bougouin, architecte de la plupart des superbes villas balnéaires édifiées, à la belle époque, sur la pointe de Penchâteau, dont la sienne nommée ‘’Ker Impair’’.

 

Et voilà Pierre-Plate !

***

Bien installé sur le banc posé en bordure de falaise, j’observe affectueusement ce paysage connu, laissant mon imagination concevoir une scénographie pleine de vie, fidèle au spectacle qui s’offre à mes yeux.

Sur ma gauche, deux criques entremêlées où s’égaient les pêcheurs de crevettes poussant leur haveneau derrière les cueilleurs de coquillage, penchés sur l’estran.

Face à moi, dominant l’horizon, le phare de La Banche coiffé de son grand bonnet rayé noir et blanc, près duquel un petit chalutier bleu traîne pesamment son filet. Il est si lent qu’un joli cotre à gréement aurique, sans doute invité à Quai des Voiles, revient sur lui.

Au premier plan, défilent les marcheurs sur le sentier des douaniers et les cyclistes, sur la piste aménagée.

***

Mon travail avance bien et j’en suis satisfait.

La contemplation matinale des lieux de mon enfance, comme autant de points de repère, m’a remis d’aplomb et la météo se charge d’achever mon retour à la réalité.  

Le ciel s’est assombri dans l’ouest, projetant une lourde averse sur le petit chalutier bleu.

L’impression artistique l’emporte et je dois la saisir très vite, avant qu’elle ne s’abatte sur moi… et sur Eugène qui vient de me rejoindre en vélo.

***

Il pleut des sardines.

Des sardines, pas des mulets !


Episode 4

Lundi 8 juillet, 18 heures

En douceur, Alain a manœuvré pour dégager les huit tonnes d’Angélina du quai Jules Sandeau, pendant qu’Eugène tournait les amarres et préparait les drisses, au pied du mât.

Notre invité s’est placé de lui-même aux ordres de Martine, heureuse de parfaire la formation d’un équipier prestigieux dont l’habileté révèle une solide expérience de la navigation à bord d’un vieux gréement.

« De mon temps, dit-il, Angelina aurait été très vexée d’être ainsi qualifiée. Les gréements houari comme le sien, plus simples à régler que les auriques, étaient au contraire, l’emblème de la modernité. »

Un temps de silence… à peine troublé par le ronronnement serein du moteur qui pousse Angelina jusqu’au petit bassin.

 



C’est ma jeunesse qui défile sous nos yeux. Le manège, les boutiques, les jeux, le cinéma Rex, la maison qui m’a vu naître et l’odeur des niniches.

« C’est vrai que tu ressembles à Jean…dit Martine. Tu es la reproduction vivante du seul véritable autoportrait d’une série de vingt-cinq qu’il vient d’achever. Tous les autres ont été réalisés ‘’à la manière de’’.

         - Tiens donc ?    

- En tous cas je suis vraiment contente de t’avoir rencontré.

         - Pareillement.

-Tiens, regarde devant nous, dans le chenal, le grand bateau qui établit ses voiles.

- C’est un brick, commente Eugène. Il en venait souvent autrefois au Pouliguen pour le transport du sel et y en avait aussi à Honfleur qui commerçaient avec l’Angleterre et la Hollande. Ces beaux voiliers m’ont toujours inspiré.

- Espérons que celui-ci revienne pour ‘’Quai des Voiles’’

- Quai des Voiles ?

- Je t’expliquerai. »

                           


Bien calé dans le cockpit d’Angélina, je reconnais ce majestueux navire qui se déhale au vent de travers. C’est celui de ma vue du port ‘’à la manière…d’Eugène Boudin’’!

***

Alors qu’Angélina longe la promenade où déambulent les ‘’villégiateurs’’, suivant la pittoresque expression d’Eugène, Alain me donne l’ordre d’envoyer la grand-voile, afin de profiter de la brise de nord-ouest.

« Laisse-moi faire, corrige Eugène, je m’en occupe avec Martine !»

Sitôt-dit, sitôt-fait, la grand-voile s’élève sans accroc pour se déployer, tribord-amure, en majesté.

Et la balise rouge du musoir, derrière le phare, n’est pas encore franchie que le foc et la trinquette, sont déjà établis et le moteur coupé.

Un vrai bonheur !

***

Martine a pris la barre et le sillage d’Angélina s’arrondit au moment d’abattre en direction de la bouée verte des Evens.

A califourchon sur le bout-dehors, je rêvasse en contemplant la vague d’étrave qui déchire la baie et, depuis ce poste éloigné, je reçois des brins d’écume de la conversation tenue à l’arrière.

Je comprends qu’Alain a choisi de faire route sur ‘’Pierre Percée’’, pour le bonheur d’Eugène, ravi de découvrir l’îlot décrit par son ami Jules Sandeau dans son roman ’’La roche aux mouettes’’, alors qu’il résidait au Pouliguen.

« Je trouve que Jules a été bien gentil d’autoriser sa maîtresse Aurore Dupin à écrire sous le pseudonyme ’’Sand’’, après leur séparation. George, passe encore, c’était l’affaire d’Aurore. Mais ‘’Sand’’, c’était la sienne…  Je ne sais pas si j’aurais fait la même chose.

- Pourquoi, tu as eu des maîtresses ? Peintre ? Musicienne ? Danseuse ?

- Te voilà bien curieuse, Martine.

-  Et toi un peu macho.

- Macho ?

- Machiste si tu préfères.»

***

A l’approche de Pierre-Percée, nous remontons sur Walkyrie, un coquiller quinquagénaire de la Baie de St Brieuc, qui suit le même cap.

« Walkyrie est l’ancien bateau de Martine et Jean, explique Alain à Eugène, leur premier vieux gréement.

- C’est un ami auvergnat qui en est tombé amoureux et qui l’’entretient, à merveille depuis quinze ans.

 

 

- Lofe un peu, Martine, commande Alain, nous allons les passer sous le vent.

- Hello François ! Hello Gérald ! Jolie brise… Vous allez sur Pierre- Percée ?

- Non, on fait escale aux Evens.

- On se verra à Quai des Voiles alors ?

 

Et, reconnaissant notre passager : « Et toi Eugène, tu viendras aussi ? » 

***

Derrière Pierre-Percée, les nuages ont façonné un tableau digne du ‘’roi des ciels’’

La nuit tombe et l’heure est venue de virer de bord, en direction du Pouliguen, cap sur les Impairs.

 

 

Revenu de la cambuse, où il s’était enfoui, Alain prépare la cérémonie de l’apéro.

Grand style ! Nappe à petits carreaux rouge et blanc, toasts sur pain grillé et Chablis servi frais.

« La baie est vraiment belle, commente Eugène, en trinquant avec nous. Sa courbe est surlignée par le trait blanc des constructions.

-Tu aimes ce mur de béton ? Demande Martine.

- C’est une question de regard. Là où tu vois un mur de béton, je vois un trait à la craie qui accentue l’incurvation de la baie. Tout est question de regard.

- ‘’Séquence émotion’’ …dis-je, Il y a longtemps, j’ai réalisé une affiche figurant la baie d’un trait blanc sur fond bleu. C’était l’affiche du Congrès de l’Union des Jeunes Avocats et j’avais aussi figuré des mouettes en forme de rabats.

  

 

 

- A propos, poursuit Alain, en se tournant vers Eugène, Il faut que tu saches que nous ne naviguons pas en baie de La Baule, mais du Pouliguen ?

- Oui je sais. J’ai vérifié sur la carte, avant d’appareiller. Elle mentionne bien la baie du Pouliguen, comme Jules Sandeau, d’ailleurs, dans La Roche aux Mouettes. »

 

Est-ce le jeu des couleurs entre la lanterne des Impairs et le lumignon du phare de la jetée qui jettent, tour à tour, un éclat vert et rouge dans le chenal argenté par les lumières de la côte ? Est-ce le spectacle des ultimes sursauts du soleil derrière la pointe de Penchâteau ? Alain réveille son âme d’artiste.

«Sais-tu, Eugène, que  nous formons ce soir un équipage d’artistes. Toi en premier bien sûr.

- Cela aussi, je le savais. Martine est peintre sur porcelaine, Jean aquarelliste, et toi, comment dire ?…Peintre, sculpteur et plasticien corporel. C’est bien ça ?

- J’ignorais que tu suivais mon travail.

- Je sais aussi que ta femme est pianiste et l’un de tes fils tatoueur

- A croire que le Pouliguen est le paradis des artistes.

- Tu ne crois pas si bien dire. »

 

*** 

Angelina entre au port, dans la nuit bleue.

Une, puis deux, trois…cinq lunes se lèvent à l’est.

  

 

***

En gravissant l’échelle du quai, Eugène s’excuse de ne pouvoir aider au rangement du bateau.

« Je dîne avec Jules ce soir, et sa nouvelle copine.

- Ou ça ?

- Juste en face. Au Café Jules. »

***

Episode 3

Le Pouliguen. Samedi 6 juillet, 11 h 30.

Nous avons pris nos quartiers d’été en même temps que l’anticyclone des Açores de sorte que la météo est au beau fixe.

Un temps breton dont le vent d’ouest rafraichit les ardeurs du soleil.

Nous sommes à mi- marée descendante et le jusant bouillonne sous les arcades du vieux pont, tandis qu’Angelina se dandine au quai Jules Sandeau, fière de ses vernis et de sa peinture de coque restaurés pendant l’hivernage.

 Elle frise la quarantaine, mais n’a jamais été aussi belle.

 

***

Frôlant le mât, un banc de poissons traverse le ciel, d’est en ouest.

Des mulets, sans doute…

*** 

La terrasse du P’tit Zinc est bondée et, sans surprise, je n’y reconnais pas Eugène Boudin.

En revanche, attablé, seul au fond à gauche, je découvre… mon sosie qui me fait signe de la main en m’invitant à le rejoindre


***

« Bonjour, Monsieur-Jean, lance Gwendoline, avec sa gentillesse habituelle, votre frère Eugène a déjà commandé deux ‘’Angelina’’ en vous attendant. Ça vous va ?

         - Bien sûr. »

Etrangement, mon ‘’bien sûr’’ est très naturel, comme si tout allait de soi : les poissons dans le ciel et la présence, familière à Gwendoline, de mon frère jumeau en terrasse, jusqu’à son habitude du cocktail Angélina. Prosecco pour les bulles, sirop de kiwi pour la couleur et citron pour le tonus, le tout servi avec des petits glaçons.

Des amis de passage sur le quai nous interpellent : « Salut Eugène ! Salut Jean ! Comment va ? » Aussi naturellement que s’engage la conversation avec mon vis-à-vis.

« Etonnant, n’est-ce pas ? Dit-il, l’œil malicieux.

- Quoi donc ?

- Notre ressemblance pardi !

- Normal pour des jumeaux…

- Tu sais bien que tu n’as pas de frère jumeau, comme tu sais bien qui je suis.

- Eugène Boudin ?

- Celui qui t’a écrit pour te proposer cette rencontre au P’tit Zinc. Sinon pourquoi serais-tu venu ici à l’heure où je t’avais proposé rendez-vous ?

- Je vous ressemble- pardon- je te ressemble à ce point ?

         - Pas tant que cela, mais si tu remarques bien, sur les clichés d’époque, nous avons un petit air de famille, du moins sans ma barbe, et je t’avoue que tu m’as bien facilité la tâche avec ta série d’autoportraits.

         - Pardon ?

- J’ai emprunté le seul de tes autoportraits qui ne soit pas à la manière de l’un ou l’autre de mes collègues, mais suivant ton propre style. Il était donc disponible, de sorte qu’en me glissant en toi, je ne froissai ni Van Eyck, ni Monet, ni Vélasquez, ni personne d’autre. 

 

 

***

Puis la conversation se poursuit sur les mérites comparés de la peinture à l’huile et de l’aquarelle, des ciels normands et bretons, d’Honfleur et du Pouliguen que je reproche à Eugène d’avoir délaissé lors de son séjour en presqu’île, en 1897, au profit du Croisic dont il avait brossé deux toiles.

« Moi aussi, à mes débuts, lui dis-je, j’ai réalisé une vue du Croisic ; une de mes rares peintures à l’huile. Je la conserve dans mon bureau, là où j’écris.

         - Tu écris ?

- Oui, des sortes de romans-autobiographiques et des nouvelles aussi.

-Tu as un éditeur ?

- J’avais…


« Comme tu vois, j’ai réparé mon oubli de 1897, conclut Eugène, en se levant. Depuis trois semaines, je suis en villégiature au Pouliguen, ’’Pension des Artistes’’, où je déjeune ce midi avec Signac et Vuillard qui ont peint Le Pouliguen tous les deux. »

En lui serrant la main, j’invite mon frère en aquarelle à une sortie apéritive, à bord d’Angélina, lundi soir.

« Je te présenterai Martine.

 - Parfait.

- Lundi, 18 heures, le bateau sera prêt pour la marée.»

Puis je rejoins Martine au marché sans rien lui dire, sauf l’annonce d’une sortie en mer, lundi prochain.

« Nous aurons un invité.

- Je le connais ?

- Pas encore.

- Comment s’appelle-t-il ?

- Eugène.

- Eugène comment ?

- J’ai oublié.»

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Episode 2

Rennes. 25 juin / 29 juillet.

La blague d’Eugène Boudin, répondant à ma lettre imaginaire, a forcément été conçue par un lecteur, des Mémoires, connaissant le P’tit Zinc, le cocktail Angélina et ma présence au Pouliguen le 6 juillet.

Mon courrier fictif à Monsieur Eugène Boudin, ouvre en effet le dernier volet des Mémoires, sous le titre ‘’Carnets et autres fantaisies’’.

 

A monsieur Eugène Boudin

Paradis des artistes

 

Cher Eugène,

Permettez-moi cette familiarité issue d’un long compagnonnage sans rapport aucun avec le lien qui unit votre patronyme au cœur de mon activité professionnelle. Notez bien cependant, cher Eugène, que le versant patronymique de nos relations a certainement contribué à les renforcer, tant j’imagine qu’il fut aussi difficile à un artiste-peintre d’être affublé du nom de Boudin qu’à un avocat de s’appeler Brouillet.

Le moment est venu de vous dire que vous avez toujours été, et que vous êtes encore, mon maître en peinture.

Ma vénération est telle que j’ai illustré mon premier livre par trois aquarelles-gouachées de mon village natal ‘’à la manière de’’ mes trois peintres préférés. Vous étiez le second, entre William Turner et Raoul Dufy…

Bien cordialement

                                      Jean Brouillet

***

L’unique suspect cochant toutes les cases est mon ami Bernard.

Pourtant, la conception d’un tel scénario ne lui ressemble pas car si Bernard n’est pas dépourvu d’humour, il n’apprécie l’espièglerie qu’en littérature.

Le plaisir de la conversation ajouté à la curiosité me pousse donc à m’inviter chez lui, sous prétexte de commenter nos dernières lectures, suivant notre habitude.

J’ai beau tourner autour du pot en évoquant les déboires éditoriaux des Mémoires, ou bien en comparant les tableaux de marines accrochés dans son salon avec ceux d’Eugène Boudin et, même, en lui proposant une prochaine navigation en baie du Pouliguen à bord d’Angélina, rien n’y fait et mon ami ne trahit aucune émotion lorsque je suggère d’organiser cette sortie en mer le 6 juillet.

« Dommage. Nous serons à Evian, comme chaque année à la même époque. Nous prenons l’avion à Nantes, pour Genève, lundi matin ».

***

Mon principal suspect est innocenté !

Et plus je réfléchis, plus je n’y comprends rien et encore moins lorsque je compare la lettre à son enveloppe d’expédition. Une enveloppe en papier recyclé, sans adresse de l’expéditeur et portant un timbre vert cacheté au Pouliguen le 21 juin 2019.

Les indices d’un expéditeur économe et distrait...

Autre indication : l’adresse du destinataire, rédigée à l’encre sépia, d’une écriture hésitante, sans plein ni délié.

Une calligraphie identique à celle du courrier lui-même que j’examine avec ma loupe de bureau.

Le faussaire a soigné son travail jusqu’à l’usage d’un papier ivoire agrémenté, en haut à gauche, du blason de la commune du Pouliguen dont la devise ‘’Duc in altum’’ a été remplacée par les mots ‘’Paradis des Artistes’’.

Quant à la signature, elle est reproduite dans tous les ouvrages consacrés au peintre, de sorte que son imitation est un jeu d’enfant.

Mystère et boule de gomme !

Episode 1

Rennes. Lundi 24 juin 2019. Jour de la Saint Jean.

Ce matin, j’ai reçu un étrange courrier, posté au Pouliguen le 21 juin, sous enveloppe ordinaire et timbre vert.

Un courrier signé…Eugène Boudin.

Cher Monsieur Brouillet et bien cher Jean,

Encouragé par la familiarité dont votre missive, à laquelle j’ai l’honneur de répondre, a bien voulu me gratifier en son temps, j’ose croire que vous ne me refuserez pas le plaisir d’une rencontre lors de votre prochain séjour pouliguennais.

Vous sachant disponible à cette date, il me serait agréable de partager avec vous un cocktail ‘’Angélina’’ en terrasse du ’P’tit Zinc’’, quai Jules Sandeau, le samedi 6 juillet en fin de matinée.

Vous me reconnaitrez facilement.

Bien artistiquement à vous.

                                                                            Eugène Boudin


***

Le canular est parfait !

Sûrement l’œuvre d’un ami lecteur des ‘’Mémoires d’un Avocartiste’’ que j’aurai tôt fait de démasquer, étant donné leur petit nombre.

Depuis la liquidation des Editions de l’Apart qui avait publié  mes deux premiers livres, j’ai en effet  renoncé à tout espoir de publication et je n’ai diffusé les ‘’Mémoires’’ que par fichier électronique destiné à mon entourage proche.





             

Toutes mes tentatives auprès des éditeurs régionaux ont échoué.

***

J’avais pourtant soigné ma lettre d’accompagnement.

Madame, Monsieur

 

Le manuscrit des ‘’Mémoires d’un Avocartiste’’ que j’ai l’honneur de vous soumettre n’est pas une fable. En presque quarante ans d'exercice au barreau de Rennes, je n'ai jamais fait mystère en effet de ma double vie : avocat et artiste.

 

Depuis l’enfance vécue dans la ‘’Petite baie blanche’’ et l’adolescence cloîtrée ‘’d’Ombre ou lumière’’, les ‘’Mémoires d’un Avocartiste’’ découvrent le dernier volet du triptyque d’une vie embellie par la littérature et les beaux-arts, jusqu’à la maturité.

Sans exception, les croquis et les aquarelles figurant dans ce recueil ont précédé sa rédaction de sorte que mes pinceaux ont inspiré ma plume pour illustrer des moments de vie qui n’empruntent qu’à la réalité.

Chacune de ces nouvelles et ‘’autres fantaisies’’, étant située dans l’ouest de la France et particulièrement à Rennes, La Baule ou bien encore Saint Nazaire, il m’a semblé que ce recueil répondait à votre ligne éditoriale.

Au-delà de vos propres circuits de distribution, mes liens tissés dans les barreaux et le monde judiciaire du Grand Ouest ajoutés à mes réseaux artistiques et culturels, pourraient certainement contribuer à la diffusion de l’ouvrage, si vous le reteniez.

Me plaçant désormais dans l’attente de vous lire ou de vous entendre, je vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

                                                                                   Jean Brouillet

Le premier éditeur sollicité, qui affichait une quinzaine de recueils de nouvelles à son catalogue, m’a sèchement retourné le colis au motif ...qu'il ne publiait pas de nouvelles.

Le second s’est donné six mois pour me retourner le manuscrit que le comité de lecture n'avait ’’malheureusement’’ pas retenu...ni lu, comme le démontraient les pièges inspirés de mon expérience d'avocat lorsque je collais deux cotes de plaidoirie entre elles, restituées à l’identique après le délibéré.

Deux autres se sont fendus d’un courrier stéréotypé soulignant ‘’les qualités littéraires d'un ouvrage ne correspondant pas à la ligne éditoriale de notre maison’’.

La fameuse ligne éditoriale…valeur refuge des éditeurs.

Le dernier n’a pas répondu, ni restitué.

  

Jean Brouillet

Mémoires d’un Avocartiste

                               

                      Nouvelles, carnets et autres fantaisies

                       Illustrations de l’auteur

 

Dorénavant, je m’en remets au hasard auquel ‘’Petite baie blanche’’ et ‘’Ombre ou lumière’’ doivent leur parution.


 ***

Peu de temps avant ma retraite, un écrivain mécontent du travail de l’imprimeur choisi par sa maison d’édition m’avait confié ses intérêts en vue d’obtenir réparation de son préjudice.

Suivant l’usage, j’avais exposé les données du litige à l’éditeur, nommé l’Apart, par courrier recommandé, l’invitant à saisir son conseil habituel afin qu’il prenne contact avec moi, avant tout procès.

La chance voulut que mon confrère, qui n’était pas un fanatique de la procédure, suggère une réunion de conciliation, en présence des parties, dans les locaux de son client.

Le papier à en-tête de son cabinet m’avait appris qu’il enseignait à la faculté de droit d’Angers, mais ne disait pas qu’il était aussi écrivain, publié justement par l’Apart.

Ce fut la deuxième chance.

Après qu’un protocole de conciliation eût été signé, la discussion tourna à la conversation de salon.

 Mon confrère m’offrit l’un de ses livres - ‘’Le trésor gaulois du Mans’’- puis l’éditeur se tourna vers moi :

 

« - Dites moi, cher maître, l’on me dit que vous raccrochez bientôt la robe ?  C’est le moment d’écrire...

- C’est déjà fait !

- Un roman ?

- Non un recueil de nouvelles illustrées.

- Illustrées par qui ?

- Par moi.

- Vous êtes aussi dessinateur ?

- Plutôt aquarelliste.

- Vous devriez m’adresser le manuscrit… »

 

Et voilà !

***

Pour l'aquarelle c'est plus simple.

Les commandes ne sont pas rares et les expositions toujours gratifiantes. La prochaine, est prévue l’année prochaine, à la galerie Hasy du Pouliguen habituellement dédiée aux photographes, mais dont le gérant, Thierry, a souhaité accueillir, par exception, un aquarelliste désireux de partager ses ‘’Rêveries Pouliguennaises’’, au cœur de son village natal.

Ensemble, nous avons imaginé de réunir sur une seule planche, par photocomposition, les vingt-cinq ‘’vues du port à la manière de’’ réalisées voici peu.

 

Ce fût un bonheur surnaturel, d’abolir le temps en posant mes couleurs, mes ombres et mes lumières, comme l’eussent fait Johannes Vermeer, Berthe Morisot où Hervé Di Rosa.

J’ai même convoqué Hokusai !

Il faut dire que le petit port du Pouliguen propose aux artistes un sujet rare, offrant, depuis l’horizon lumineux de sa baie, le miroir du chenal et le reflet des mâtures mêlé à celui des belles demeures alignées sur le quai.

Impossible de s’en lasser.

L’idée de ces vingt-cinq vues m’était venue d’une série, en nombre égal, d’autoportraits également ‘’à la manière de’’ qui m’avait occupé, devant le miroir de ma salle de bain, l’hiver dernier.

 


Certains ont eu droit aussi à leur vue du Pouliguen.

D’autres pas.

Rembrandt, Watteau et Cézanne me pardonneront ils ?



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